Corti
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Ce court récit inédit de Julien Gracq met en scène une fascination. C'est la vision initiatrice, brève mais répétée, d'une demeure, aperçue à chaque trajet depuis un car traversant la campagne pendant l'Occupation, qui pousse le narrateur à se mettre en route, cheminant seul dans les sous-bois pour s'approcher de la maison. À travers le récit de ce parcours aussi sensuel et contemplatif qu'intériorisé, La Maison déplie, comme une intrigue, la naissance d'un désir.
« Le soir tombait plus vite qu'ailleurs sur l'égouttement de ces fourrés sans oiseaux. Leurs bruits légers et distincts :
Craquements de branches, sifflement faible du vent dans un pin isolé, éteignaient les bruits insignifiants de la campagne - au long d'eux, dans la brume pluvieuse, on marchait comme dans une ombre portée : la route tout entière feutrée et épiante, n'était plus qu'une oreille collée contre la lisière des bois. [...] Après quelques allées et venues assez incertaines au long de la route, l'envie me vint une minute, devant cet obstacle absurde, de renoncer à mon équipée - mais la curiosité fut la plus forte. » -
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Troisième roman de Julien Gracq, le plus célèbre, le plus "analysé". Primé au Goncourt 1951 : Julien Gracq refusera le prix. (Pour cette fameuse "affaire" - dont La littérature à l'estomac était déjà une réponse anticipée -, voir l'article de Bernhild Boie, page 1359 du premier tome de la Pléiade consacrée à Julien Gracq).
Aldo, à la suite d'un chagrin d'amour, demande une affectation lointaine au gouvernement d'Orsenna. S'ensuit alors la marche à l'abîme des deux ennemis imaginaires et héréditaires. Les pays comme les civilisations sont mortels. C'est à ce fascinant spectacle que Julien Gracq nous convie ici. Cette insolite histoire de suicide collectif laisse une subtile et tenace impression de trouble.
"Ce que j'ai cherché à faire, entre autres choses, dans Le Rivage cles Syrtes, plutôt qu'à raconter une histoire intemporelle, c'est à libérer par distillation un élément volatil "l'esprit-de-l'Histoire", au sens où on parle d'esprit-devin, et à le raffiner suffisamment pour qu'il pût s'enflammer au contact de l'imagination. Il y a dans l'Histoire un sortilège embusqué, un élément qui, quoique mêlé à une masse considérable d'excipient inerte, a la vertu de griser. Il n'est pas question, bien sûr, de l'isoler de son support. Mais les tableaux et les récits du passé en recèlent une teneur extrêmement inégale, et, tout comme on concentre certains minerais, il n'est pas interdit à la fiction de parvenir à l'augmenter.
Quand l'Histoire bande ses ressorts, comme elle fit, pratiquement sans un moment de répit, de 1929 à 1939, elle dispose sur l'ouïe intérieure de la même agressivité monitrice qu'a sur l'oreille, au bord de la mer, la marée montante dont je distingue si bien la nuit à Sion, du fond de mon lit, et en l'absence de toute notion d'heure, la rumeur spécifique d'alarme, pareille au léger bourdonnement de la fièvre qui s'installe. L'anglais dit qu'elle est alors on the move. C'est cette remise en route de l'Histoire, aussi imperceptible, aussi saisissante dans ses commencements que le premier tressaillement d'une coque qui glisse à la mer, qui m'occupait l'esprit quand j'ai projeté le livre. J'aurais voulu qu'il ait la majesté paresseuse du premier grondement lointain de l'orage, qui n'a aucun besoin de hausser le ton pour s'imposer, préparé qu' il est par une longue torpeur imperçue."
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Des bras contre du charbon?». Dans l'immédiat après-guerre, la Belgique cherche de la main-d'oeuvre pour exploiter ses mines. Elle scelle, en 1946, un accord avec l'Italie qui, en échange de l'achat prioritaire de charbon, enverra des milliers de jeunes travailleurs dans les mines belges.
Originaire des Pouilles, Donato est l'un de ces ouvriers mineurs ayant tout quitté pour venir vivre et travailler au Pays noir. Ce livre raconte son histoire, ou plutôt il l'imagine à travers les yeux de Clio, la petite-fille de Donato, partie à la recherche de cette vie que son grand-père n'a jamais racontée.
Dans ce premier roman d'une extraordinaire inventivité langagière, Éléonore de Duve ravive tout un monde de sensations, de rencontres, d'existences entremêlées. Elle nous plonge, avec une prodigieuse force d'évocation, au coeur de la jeunesse italienne de Donato, dans les collines lumineuses des Pouilles jusqu'au noir sans fond de la mine. C'est une quête, aussi prudente qu'aimante, que Donato donne à lire?: restituer la consistance d'une vie, en affirmant la capacité de la littérature à dire ce qui a été arraché et tu. -
1939, ce sont les premiers mois de ce que l'on appellera la drôle de guerre. Période de suspens, d'attente particulièrement dans les Ardennes où l'aspirant Grange a pour mission d'arrêter les blindés allemands si une attaque se produisait. A la fois île déserte et avant-poste sur le front de la Meuse où montent des signes inquiétants.
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Ce livre retrace deux vies : celle de Monarque, le grizzly géant de Tallac que convoite le magnat William Randolph Hearst, et celle de Krag, le Mouflon du Kootenay que rêve de tuer Scotty, jusqu'à l'obsession. Avec une grande attention aux détails, un souci constant de restituer tout ce qui fait la singularité d'une vie, Ernest Thompson Seton suit leur destin respectif, rythmé par les rencontres, heureuses ou tragiques, les circonstances, leur rapport à la convoitise et la violence humaines ainsi que les spécificités de leur caractère qui en font deux êtres exceptionnels.
Seton a d'abord été un chasseur formé au pistage et à l'observation du gibier. Il a appris l'alphabet des bois et a compris que l'on n'a une véritable idée du vivant que si l'on est capable de déchiffrer les hiéroglyphes au sol. Que ce soit dans « Monarque » ou dans « Krag », cette science de la traque est à l'oeuvre. Seton, de chasseur et tueur, s'est métamorphosé en protecteur des animaux et de la « wilderness » menacée par l'inéluctabilité du « progrès économique ». Il renonce à la chasse et ne cherche donc plus à tuer ou piéger l'animal mais à le comprendre, à tirer parti de ses enseignements, à l'individualiser voire à communiquer avec lui. L'animal vivant devient son seul et unique trophée, l'animal dans son milieu, et non l'animal mort, naturalisé, ou enfermé. Ses combats sont toujours les nôtres. -
Des lettres arrivent par dizaines de Turin, de Florence, de Milan, de Naples, de Rome ou de Parme. Elles sont écrites par des mécaniciens, des lycéens, des ouvriers, des mères de famille, des bibliothécaires, des jeunes communistes, des catholiques. Elles adressent à Pasolini des remarques, des demandes, des questions. Toutes sortes de questions : la solution à un dilemme moral, des conseils de lectures, comment concilier engagement politique et vie de famille, un jugement sur l'Ulysse de Joyce, une définition de l'intellectuel engagé, un commentaire sur la tentative de suicide de Brigitte Bardot, la conception marxiste de la religion, Le désert rouge d'Antonioni, le fascisme, le chômage ou la représentation des ouvriers au cinéma... Et Pasolini de répondre, assidûment, souvent longuement, chaque semaine, dans les pages d'un magazine à grand tirage. Cette correspondance improbable existe : elle fut publiée dans l'hebdomadaire communiste Vie Nuove entre 1960 et 1965 sous la forme d'une rubrique sobrement intitulée « Dialoghi con Pasolini ».
La présente anthologie en reprend les échanges les plus marquants, qui permettent de saisir la singularité de cette expérimentation épistolaire, ses résonnances littéraires et politiques, mais aussi d'éclairer les intentions de l'écrivain-cinéaste, ses choix artistiques, ses analyses sur la censure, la sexualité, la religion, les avant-gardes, la littérature et le cinéma, au moment où il est en train de tourner Accatone, La Rabbia et L'Évangile selon saint Matthieu. Personnel mais collectif, spontané et théâtral, impliquant une diversité d'énonciateurs et de contradicteurs qui s'expriment en leur nom, ce courrier des lecteurs est comme le laboratoire de l'oeuvre en train de se faire : le lieu d'une pensée politique qui court-circuite le système de la parole autorisée et expérimente le langage comme une matière collective. -
En 1980, au moment de la parution de En lisant en écrivant, Angelo Rinaldi, dans « L'express », souligna que Julien Gracq figurait parmi les contrebandiers habiles à faire passer les « frontières séparant les époques ». Plus de 40 ans après, ce constat reste d'actualité, comme si le temps avait eu peu de prise sur ses fragments, toujours devant nous.
Ce qui est frappant avec les textes inédits rassemblés ici, par Bernhild Boie, son éditrice en Pléiade, c'est qu'il est aussi étonnant dans le grand angle (ses centres d'intérêt sont aussi bien historiques que géographiques) que dans le plan rapproché (tous ses textes sur des paysages ou des événements) ou le gros plan (certains textes sur des écrivains, des villes ou des phénomènes littéraires).
Gracq est un observateur pénétrant, sensible, perspicace. Aucune nostalgie ou lamentation dans cette vision du monde. Avec une liberté de ton et de regard inimitables, il nous invite à revoir à neuf nos propres jugements sur l'histoire, les écrivains, les paysages, l'accélération du temps, la détérioration de la nature, le passage des saisons, les jardins potagers, la vieillesse, le bonheur de flâner comme celui de lire.
Cette lucidité sereine donne d'ailleurs à certains fragments une allure prophétique :
(...) la Terre a perdu sa solidité et son assise, cette colline, aujourd'hui, on peut la raser à volonté, ce fleuve l'assécher, ces nuages les dissoudre. Le moment approche où l'homme n'aura plus sérieusement en face de lui que lui-même, et plus qu'un monde entièrement refait de sa main à son idée - et je doute qu'à ce moment il puisse se reposer pour jouir de son oeuvre, et juger que cette oeuvre était bonne.
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Biophile et poète, Fabienne Raphoz vit au rythme des saisons. Dans un geste continu où s'entremêlent au quotidien les recherches de terrain, les lectures et l'écriture, elle tient, de saison en saison, l'observation minutieuse du vivant et l'exploration poétique de son inventivité.
Traversée sensible rythmée par les rencontres avec les livres, les animaux, les paysages vivants, La Saison des mousses tisse ces liens. Ici tout circule et se répond, tout vient ensemble, sans hiérarchie prédéfinie : des branches rougissantes des cornouillers d'hiver à la Robin d'Emily Dickinson, en passant par le retour cyclique des Guêpiers de Perse, l'organe reproducteur d'une araignée, la liste des écureuils menacés, le chant de la fauvette, la forme du poème ou l'odeur de la mousse sur les murets. Chaque page est le lieu d'une attention, un espace où s'associent la perception vivante du monde, l'enquête sur ses liens sensibles et les souvenirs qui affleurent à chaque instant et multiplient, à leur tour, les associations.
Du terrain au poème, du poème au terrain, il s'agit donc de sentir et de comprendre «l'imagination du réel» telle qu'elle prend forme en nous et dans les vies qui nous entourent. C'est tout un monde qui se déploie sous nos yeux, dont la précaire harmonie n'a d'égal que la jubilation de le voir encore réapparaître. -
Le mariage du ciel et de l'enfer
William Blake
- Corti
- Litterature Etrangere
- 8 Juin 2023
- 9782714313041
« Malédiction tonifie ; Bénédiction lénifie. ».
Attaque en règle de toutes les valeurs établies, Le Mariage du Ciel et de l'Enfer est, selon son traducteur André Gide, « le plus significatif et le moins touffu des «livres prophétiques» du grand mystique anglais ». Peintre, poète, graveur, aquarelliste, philosophe, William Blake manie, avec dextérité et humour, les images, les formules, les proverbes et les aphorismes : il les retourne, les détourne, les condense, les distend. Bref, il utilise la capacité de déformation des images pour défaire, une à une, les grilles à travers lesquelles on les interprète. De ses « visions mémorables » aux fameux « proverbes de l'enfer », c'est le choc des contraires qui s'affirme ici pour, in fine, célébrer la face obscure de toute chose. Enflammé par la révolution, William Blake préfigure quelques-unes des lignes de force du romantisme, attaquant la prudence et le calcul au nom de la réconciliation du désir, de la sagesse et de la raison.
Texte hors-norme au pouvoir de subversion intact, Le Mariage du Ciel et de l'Enfer continue de fasciner plus de deux-cents ans après sa première publication, et cent ans après la somptueuse traduction d'André Gide que reprend ce volume. -
Pionnière du féminisme, née en 1831 à Berlin, Hedwig Dohm défend, dès les années 1870, le droit de vote des femmes et l'accès, pour les jeunes filles, à une éducation similaire à celle des jeunes hommes. Elle luttera, sa vie durant, pour l'autonomie totale, matérielle et intellectuelle des femmes. Deviens celle que tu es (1894) s'inscrit dans ce combat. Le livre met en scène une femme âgée découvrant comment les normes sociales ont pesé tragiquement sur sa vie. Au crépuscule de son existence, l'héroïne tente de rattraper le temps perdu. Sa quête de liberté prend la forme d'une soif de connaissance, de désir et de contemplation qui l'amènera à vivre les élans d'une passion telle qu'elle n'en a jamais connue. Critique des injections normatives, Deviens celle que tu es est donc aussi le récit d'une crise : l'émergence d'une sensibilité et d'une intelligence qui défont les contours d'une vie trop étroite.
« La folie - est-ce autre chose que d'être arrêté par les idées, les visions, qui nous viennent et repartent, dont nous ne savons ni l'origine ni le but, et sur lesquelles nous n'avons aucun pouvoir ? Si c'est cela, la folie, alors j'ai été folle pendant plus de cinquante ans. Je me suis toujours déterminée par rapport aux volontés et aux opinions des autres. Selon la loi de la gravité, la pomme peut tomber jusqu'au centre de la terre si elle ne rencontre pas de résistance. De même, c'est une sorte de loi naturelle qui fait que la volonté et la puissance des autres trouvent leurs seules limites en notre résistance.
J'étais un mécanisme, que des puissances étrangères mettaient en mouvement. Et maintenant je combats pour me débarrasser de cette folie. Je combats pour ma volonté, pour mon «moi-même», pour mon « Je». » -
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Des soeurs jumelles se passent doucement des feuilles de géraniums sur le visage. Tous les matins, un homme attend le journal comme s'il s'agissait d'une lettre d'amour. Une petite fille s'enfuit de chez elle après avoir écrit « Je vais à Singapour ». Une femme a l'impression fugace d'être un poisson qui habite dans un arbre creux. Dans les courts récits d'Adelheid Duvanel, véritables miniatures, tout est là, dès le début, dense, compact, ramassé. Tout se passe comme si l'on se trouvait en présence de petits instantanés photographiques, de tranches de vie dont l'interprétation serait à rechercher dans le hors champ, le non-dit. À vies minuscules textes miniatures, où prose et poésie s'entremêlent dans une chorégraphie d'une poignante intensité.
« Il n'a pas encore neigé cet hiver, mais la nuit tombe tôt.
Elle n'est pas plus noire que le pelage d'un chat noir. Ma connaissance mange la pâtisserie qu'elle a apportée. La petite fille, dont elle s'occupe depuis maintenant presque six mois, joue avec les livres de ma bibliothèque ; elle en lit des passages à la poupée avec laquelle je jouais lorsque j'étais enfant. Cette fillette me donne le frisson ; je me méfie des enfants ; leurs yeux candides et leurs petites voix grêles masquent le fait qu'ils nous percent à jour. » -
Nous sommes attachés aux oiseaux, depuis longtemps et par des liens de toutes sortes : par l'émerveillement, la curiosité, la chasse, les rites... Par la langue aussi, car la virtuosité des oiseaux et leur façon d'enchanter les paysages posent aux hommes la question de leurs propres langages, de ce que leur parole à eux sait déposer de bien dans le monde. L'histoire de la poésie est d'ailleurs en grande partie consacrée à dire et entretenir ces attachements.
Or voici que les oiseaux tombent, comme une pluie. En quinze ans, près d'un tiers des oiseaux ont disparu de nos milieux. On les entend mal. Ils se remplissent de virus, de plastique et de mauvaises nouvelles. Les comportements se dérèglent, et eux qui étaient les horlogers du ciel sont à leur tour déboussolés...
Alors on tend l'oreille, on essaie de traduire les alertes et d'écouter mieux.
Ce livre explore la force de ces attachements, et pense ce nouveau rendez- vous que nous avons avec les oiseaux, à présent qu'ils disparaissent. Il réfléchit à ce que c'est que se suspendre à ce qui tombe, à la manière dont cela fait tenir autrement au monde.
Il pose aussi qu'écouter mieux, cela engage notre parole et le soin que l'on saura prendre à nos propres phrases. Il tente donc de nouvelles manières de parler nature, par temps d'extinction : des manières d'exercer nos responsabilités de vivants parlants au beau milieu des paysages, avec des oiseaux à l'esprit, à l'oreille, dans la vue : avec des oiseaux plein la voix.
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Au château d'Argol est le premier roman de Julien Gracq, le premier roman surréaliste tel qu'André Breton le rêvait. Les sens irrigués par les lieux et les espaces sont l'image la plus exacte des relations entre les êtres, Albert le maître d'Argol, Herminien son ami, son complice, son ange noir, et Heide, la femme, le corps. Tout autour, sombre, impénétrable, la forêt. Tout près, l'océan.
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Le titre de cette oeuvre est le plus explicite des quatrième de couverture ; l'absence de virgule entre les deux gérondifs rend le glissement de l'un à l'autre logiquement équivalant, tant il est vrai qu' "on écrit d'abord parce que d'autres avant vous ont écrit".
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Petit-fils du célèbre poète et critique Reza Qouli Khan, Hedayat Sadegh naquit à Téhéran le 17 février 1903. Il n'y a que peu à dire de sa vie extérieure. Son indépendance intellectuelle, sa modestie, sa pureté d'âme lui ont fait choisir en effet l'existence effacée et les souffrances d'un être d'élite qui se refuse aux compromis. Sa grande douceur de coeur, un esprit toujours prompt à saisir le ridicule des choses, son indulgence aussi pour ceux qu'il aimait, tempéraient seuls son mépris de ce monde.
Formé à la lecture des maîtres modernes de l'Europe, mais également pénétré d'un profond amour pour le folklore et les traditions de sa patrie, S. Hedayat a cherché son inspiration auprès du peuple de l'Iran. Cependant, la passion avec laquelle l'écrivain s'est penché sur les religions de la Perse antique, sur les superstitions et les pratiques de magie populaire qui en dérivent, a éveillé aussi chez lui le goût de l'insolite et, bien souvent, il écarte les étroites barrières de la réalité, pour laisser le merveilleux envahir la vie de ses personnages : l'action d'un roman comme La Chouette aveugle se situe très loin de l'espace et du temps ordinaires.
Comme les plus grands poètes de sa race - on songe à Omar Khayam, le seul, d'ailleurs, qu'il aimait - S. Hedayat est un pessimiste. C'est un regard désespéré qu'il promène sur le monde. Ce univers aux lois impénétrables, mais absurdes et cruelles, s'il entr'ouvre parfois devant nous ses cercles les plus fantastiques, loin de nous offrir alors la promesse d'une destinée meilleure au-delà de l'existence terrestre, nous apparaît toujours baigné de la même sinistre lumière. Rien à espérer de cette vie, rien non plus d'une autre. Telle est l'obsession que l'on retrouve à chaque ligne de La Chouette aveugle.
Sadegh Hedayat s'est donné la mort à Paris, rue Championnet le 9 avril 1950.
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Une cabane au milieu de la forêt. Un enregistreur, un cahier, une boîte de craies, un bandana violet. Deux soeurs, Arole et Bleuet, viennent de quitter la maison. Elles ont grandi dans une communauté. Petite école et grande famille guidées par une poignée d'hommes. Dans cette maison, on apprend à devenir la « meilleure version de soi-même » en se détachant de ses émotions ou en construisant des murs. Comme la plupart des filles de la maison, les soeurs font partie des mauvaises élèves. Elles imitent les guides sans jamais parvenir au même degré de maîtrise et ont bien souvent le sentiment d'être stupides. Au lieu d'écouter les leçons, elles se mettent à tout enregistrer, sermons, repas, promenades. Dans la cabane au fond des bois, elles mènent de longues séances d'écoute. Ça ressemble à une enquête dont le but serait, pour commencer, de mettre les pièces de leur histoire dans un ordre qui la rende intelligible.
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L'appel du sauvage - souvenirs d'enfance et de jeunesse
John Muir
- Corti
- Biophilia
- 27 Janvier 2022
- 9782714312686
Muir, c'est le héros des écologistes américains ; les Parc Nationaux, c'est lui, et sans lui, les séquoias géants de Yosemite Park auraient été débités en allumettes par les cyniques héros de la libre entreprise. Il faut lire d'abord la postface de Bertrand Fillaudeau, qui nous fait aimer follement cet Écossais élevé à la dure par un père qui maniait la Bible et le fouet.
Muir vit dans la nature, qu'il admire comme un don de Dieu et que les hommes défigurent et saccagent. Il n'est pas pour autant rousseauiste, il observe les animaux et voient bien qu'ils tuent en toute innocence au-delà du bien et du mal. Les Muir émigrent au Wisconsin, construisent leur cabane en rondins et bûchent comme des brutes. Mais John « fera la route », beatnik avant la lettre, toutefois sans alcool et sans femmes. Vagabond, il ne se considérera jamais comme un «écrivain», il est beaucoup plus fier de ses dons d'inventeur-bricoleur plutôt farfelu : trop pauvre pour s'offrir une montre, il fabrique une horloge en bois avec laquelle il déclenche le feu dans le poêle de l'école dont il a la charge.
Michel Polac.
À l'heure où les forêts disparaissent, où la vie sauvage menace de n'être bientôt plus qu'un souvenir, il faut lire John Muir, et en tirer des leçons :
Jamais ce grand écrivain naturaliste n'a été aussi actuel.
Christophe Mercier.
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"La forme" d'une ville est bien le titre, l'emblème, mais à l'image de la Loire, qui est à la fois la grande écartée et la grande présente du lieu (elle est le nom qui revient le plus souvent dans tout l'ouvrage), ce titre - et Julien Gracq y est explicite - livre le véritable secret de l'ouvrage : "forme", empreinte, forme que la ville [Nantes] a donnée, de manière capitale et durable à ce "je" qui parle, regarde et se souvient.
Revue 303.
La forme d'une ville raconte à son début une arrivée dans un monde claustral, elle dé "crit vers la fin un départ dans les rues fraîches e vides de l'aube, à la fois adieu à la ville et promesse d'avenir.
(Bernhild Boie).
Cela se passait pendant les années de la guerre de 1914-18 ; le tramway, la savonnerie, le défilé glorieux, majestueux, du train au travers des rues, auquel il ne semblait manquer que la haie des acclamations, sont le premier souvenir que j'ai gardé de Nantes. S'il y passe par intervalles une nuance plus sombre, elle tient à la hauteur des immeubles, à l'encavement des rues, qui me surprenait; au total, ce qui surnage de cette prise de contact si fugitive, c'est-montant de ses rues sonores, ombreuses et arrosées, de l'allégresse de leur agitation, des terrasses de café bondées de l'été, rafraîchies comme d'une buée par l'odeur du citron, de la fraise et de la grenadine, respiré au passage, dans cette cité où le diapason de la vie n'était plus le même, et depuis, inoublié - un parfum inconnu, insolite, de modernité. Et ce parfum reste lié, est toujours resté lié pour moi à une saison, saison élue, où tous les pouvoirs secrets, presque érotiques, de la ville se libèrent. J'ai aimé, certes, par la suite, le Nantes reclus, encapuchonné, des pesantes brumes d'hiver, le dé perforé, rougeoyant à tous ses trous, au coin des rues, du brasero des marchands de marrons grillés et des marchands de galettes de blé noir. Mais l'été reste pour moi, depuis mon premier contact avec elle, la saison fatidique de la ville qu'on a appelée Nantes la Grise. Dès que les chandelles roses et blanches des marronniers commencent à illuminer les Cours, dès que les feuilles des magnolias du Jardin des Plantes retrouvent leur luisant neuf, ces indices à peine perceptibles de la saison élue me montent à la tête, et ce que même l'explosion orchestrale du printemps de la campagne ne pourrait me faire éprouver, le simple sentiment de la soudaine mollesse de l'air le réalise: la chaleur sensuelle d'un lit défait se répand et coule pour moi à travers les rues.
Gracq, La Forme d'une ville, extrait.
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Un beau ténébreux est un roman des astres et de la catastrophe, c'est-à-dire du destin sur fond de vacances et de dérive du temps ; vacuité des personnages en attente, dans un théâtre vide. L'arrivée d'Allan va déclencher un maelström où tous les personnages vont perdre la tête. Allan est venu sceller le destin. Tout dorénavant se déplacera par rapport à lui. (Revue 303)
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Beauté, notre souci : la nature nous guérit-elle ?
Samantha Walton
- Corti
- Biophilia
- 13 Octobre 2022
- 9782714312747
Samantha Walton vit à Bristol et enseigne la Littérature Moderne à l'université de Bath Spa. Elle s'est spécialisée dans l'étude des liens entre santé mentale et nature.
L'idée que nous pouvons nous guérir grâce à la nature n'est certes pas récente, mais elle est de nouveau à l'ordre du jour depuis qu'on a établi scientifiquement que la nature avait une action curative indéniable.
En s'appuyant sur certains éléments (l'eau, l'air), certains environnements (les montagnes, la forêt, le jardin, le parc) ou certaines activités (cultiver, jardiner, nager, se promener) dont les effets bénéfiques sont, depuis des temps très anciens, attestés, Samantha Walton retrace l'histoire de nos relations avec la nature réelle avant de s'interroger sur les projets de développement d'une nature « virtuelle » capable de se substituer voire de remplacer la nature « réelle ».
Comment devons-nous penser la nature, est-elle propice à notre bienêtre ? Où est-elle ? A-t-elle jamais existé ? Au fond d'un jardin, au sommet des montagnes, dans la forêt, dans l'eau vive, dans des sources sacrées.
En s'adossant à l'histoire, à la science, à la littérature et à l'art, Walton établit que face à une crise sans précédent, à l'injustice sociale, à la dévastation environnementale, à la « solastalgie », les bienfaits issus de la communion avec la nature ne sont pas des chimères, tout en nous mettant aussi en garde contre les nombreuses récupérations opportunistes et capitalistes de ces « cures de nature ». Volontiers provocatrice, Walton appelle de ses voeux des actions radicales à un moment où l'environnement est à la fois une source d'anxiété et une source de guérison.